Et de son patrimoine ont chassé la raison…
Adama Sylla et Massow Ka

du 15 mai au 01 juin 2024

Vernissage le 16 mai à partir de 17h

L’exposition est inspirée de la série Taxaander, du jeune photographe sénégalais Massow Ka, sur le thème de l’infertilité masculine. Elle met en rapport deux époques de création visuelle dans la société sénégalaise des années 1970 (Adama Sylla) et des années 2020 (Massow Ka) sur la figure de l’homme, de la femme et du terreau où leurs rôles se définissent. En insufflant un regard historique, une histoire du regard nous est donnée en retour. La construction sociale d’une fonction de la fertilité est saisie dans ces œuvres photographiques, à travers un ménagement de l’espace : l’apparition des paysages et des corps qui portent les projections, les désirs, les attentes, les frustrations, l’attente d’un avenir.

A.W.A. Shadi Alzaqzouq Galerie Talmart Paris

Shadi Alzaqzouq, Etat d’urgence, 2020, huile sur toile, 180x300cm

Shadi Alzaqzouq, Born to be wild, détail

« Et de son patrimoine ont chassé la raison … »
Par Arafat Sadallah

Deux démons à leur gré partagent notre vie,
Et de son patrimoine ont chassé la raison.
Je ne vois point de cœur qui ne leur sacrifie.
Si vous me demandez leur état et leur nom,
J’appelle l’un Amour, et l’autre Ambition.

Le Berger et le Roi, Jean de La Fontaine

Garder ce que l’on reçoit et le transmettre à d’autres qui le transmettront après l’avoir gardé : telle est (presque) la loi fondamentale commandant la vie qui se perpétue dans sa régénération et qui correspond à l’évolution du monde autour. Tous les êtres vivants sont assaillis par l’urgence de cette injonction naturelle, et surtout les vivants conscients de leur condition mortelle, pour qui cette injonction devient ce qui les concerne, ce qui les regarde sans cesse avec un œil transcendant. Cette injonction apparaît donc comme une évidence première, un principe de raison. Mais cette évidence se dissimule souvent dans son trop de clarté même, dans sa surexposition. Jusqu’au moment où on fait l’épreuve de l’incapacité à y obéir : à ce moment-là, un contraste fait apparaître cette injonction et son pouvoir assaillant. Ce contraste se traduit par exemple dans le jugement social, dans l’économie de la visibilité de la société qui fait de l’infertilité masculine un tabou. Mais aussi, dans l’angoisse individuelle qui ressent l’assaut de la finitude, et qui cherche par tous les moyens à réintégrer le corps social dans ses fonctions vitales.

Shadi Alzaqzouq, Born to be wild, détail

Cette injonction se fait sentir aussi dans son urgence et sa puissance dans les époques de crises historiques. Des périodes où l’on sent la nécessité d’une décision quant à la manière et le contenu de ce qu’on transmettra aux générations à venir. Par exemple, une société issue de l’expérience coloniale, vivant dans le choc de deux temporalités qui se confrontent. Cette société, qui se transforme par un désir de s’autoaffirmer en nation moderne, se voit remettre en question de manière pressante les modes de constitution et de transmission de son patrimoine, son histoire.

Les photographies d’Adama Sylla et Massow Ka approchent ces questions, ces seuils de visibilité, à partir de perspectives et points de vue différents. Elles nous mettent face à des tensions qui travaillent la société sénégalaise dans ses angoisses collectives ou individuelles en rapport avec le désir de faire histoire : de tresser la perpétuation de la vie et le maintien d’une certaine conscience commune de cette vie (ce qu’on appelle la tradition). Les œuvres des deux photographes montrent, rendent visible, la puissance de la double injonction vitale et historique à travers une mise en contraste des éléments quotidiens, symboliques, des paysages, et des portraits intimes, pudiques, hésitants. Des contrastes entre l’exposition sociale triomphale qui affirme la vie, et une angoisse sourde qui sous-tend ces affirmations et questionne ces évidences.

Adama Sylla, doyen de la photographie sénégalaise, suit un cheminement qui fait surgir une manière nouvelle d’approcher la transmission du patrimoine de la nation sénégalaise. Un travail de mémoire, mais aussi de fondation qui, tout en étant préoccupé par la conservation de traditions, de coutumes, de manières d’être collectives qui tendent à disparaître, cherche à souligner, sinon à poser et à imprimer par la lumière, l’image de la naissance d’un pays moderne. Les portraits des hommes, des femmes, des enfants, dans leurs assemblées, dans leurs rites, dans leurs recueillements, réussissent à nous placer devant des regards qui traduisent ce contraste entre au moins deux modes de transmission et de mémoire. Adama Sylla nous place aussi dans la double injonction de son regard à lui : comme photographe, témoin, conservateur qui cherche à « documenter », et à faire mémoire d’un pays et d’un peuple en usant de moyens techniques modernes (la photographie, en l’occurrence, élément essentiel de l’usage reproductible et objectivant de la mémoire en tant que « document »). Mais son regard est aussi hanté par le désir de voir au-delà de la modernité, dans les plis d’une histoire autre, qui ne vient pas comme simple pièce à imbriquer dans une évolution d’une civilisation universelle, en vérité occidentale. Mais aussi quelque chose en propre à conserver et à transmettre, une manière unique d’habiter le monde. Dans ces doubles injonctions, ou double bind, transparaît la fragilité de l’Histoire et son impuissance première, quand elle est entourée par le paysage du désert et son immensité, ou essayant de tenir au milieu du cours d’un fleuve, ou quand des visages s’adressent dans les prières à un divin hors-champ impossible à cadrer.

Massow Ka, quant à lui, compose ses images. Un homme, un modèle (et la notion de modèle est au centre de tout questionnement portant sur la transmission, la fertilité, l’infertilité, et le patrimoine), se couvre d’un pagne comme s’il se voilait la face par pudeur, ou pour appeler les ombres de la pudeur à tracer des lignes dans la surexposition virile. La fiction photographique rend à la question du rôle joué dans la société, la séparation des genres, la distribution des rôles quant à l’accroissement et la perpétuation de la communauté, sa fragilité première : une tendresse qui n’est pas attitude psychologique ou morale, mais tension et adversité existentielle. Le modèle tient dans ses mains un œuf, objet fragile, pourtant source et support de toute vie naissante : réserve contenant tout le patrimoine de l’espèce. A la toute-puissance de l’injonction de virilité (puissance de fécondation), le pouvoir (terrifiant souvent) des normes sociales et du jugement de la communauté, correspond la fragilité de la vie qui apparaît dans ses limites et sa finitude, la double contrainte d’accepter une raison qui se perpétue sans se détruire elle-même par sa propre image idéale.

Les œuvres photographiques d’Adama Sylla et Massow Ka témoignent des plus profondes préoccupations de toute communauté humaine : appelée à transmettre ce qui lui a été remis en propre pour qu’elle puisse se reconnaître en soi, dans son existence. Ces photographies, en montrant les contradictions, les contrastes et les fragilités de la transmission d’un patrimoine commun – la vie et l’esprit, la vie de l’esprit, et l’esprit de la vie – nous placent devant notre finitude, et remettent en jeu nos modèles qui se transmettent subrepticement sans que l’on se rende compte de leur partialité, et sans que l’on voie que le modèle, s’il est figé et incritiquable, évide toute mémoire et tout patrimoine de sa raison à force d’arraisonnement. En requestionnant le modèle (modèle masculin ou viril, modèle paternel et patrimonial, modèle de pouvoir et de triomphe de la volonté, modèle national de la société…), l’œuvre photographique fraye d’autres chemins de transmission, et multiplie les ressources de la création. En elle, comme en toute œuvre d’art, la fertilité et la fécondité ne sont jamais tributaires d’un modèle ou d’une figure, mais proviennent du travail même de la figuration, du contraste entre sombre et clair, de la composition, de l’incessante hésitation entre l’inclination du désir et le recul de la pudeur.

Shadi Alzaqzouq, Born to be wild, in progress

Shadi Alzaqzouq, Born to be wild, huile sur toile, 160x200cm (en cours)